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Processus de transformation d’un quartier ou d’une ville, la gentrification reste un vaste phénomène aux multiples facettes. Luca Pattaroni, docteur en sociologie urbaine, en connaît long sur la question. Docteur en sociologie urbaine, le Genevois Luca Pattaroni s’est spécialisé sur les mouvements urbains et les transformations de l’action publique. Maître d’enseignement et de recherche au Laboratoire de sociologie urbaine de l’EPFL (Lausanne), il cherche à articuler une analyse fine de la diversification des modes de vie et un questionnement pointu sur les enjeux politiques et moraux de la composition du commun dans la ville contemporaine. Interview. Vous avez réalisé une vaste étude dans six quartiers de l’Ile-de-France en 2013, expliquez- nous comment une gentrif ication peut être contrariée, comme cela a été le cas dans le quartier de la Goutte d’Or? Luca Pattaroni. Le processus de transformation d’un quartier est fondé sur des investisseurs individuels ou institutionnels, accompagnés en général d’une revalorisation économique des lieux. Il peut arriver que la spirale ne prenne pas et que l’investisseur se retrouve face à un bien immobilier dont la valeur stagne ou même diminue. Ça a été le cas à la Goutte d’Or. Du coup, les logements perdent de leur valeur et, sur le plan social, ceux qui étaient les nouveaux venus se sentent de moins en moins à l’aise dans le quartier. Cela nous amène à prendre conscience que le processus de gentrification touche la transformation du bâti mais aussi les modes de vie de la population. Est-ce que l’on peut lier cette tendance à une classe sociale en particulier? Elle est souvent associée à certaines franges de la classe moyenne et moyenne supérieure, qui a désormais tendance à nourrir des aspirations résidentielles moins «classiques» lors de son ascension sociale. Plutôt que d’emménager à ce moment-là dans un quartier bourgeois, cette population recherchera un logement inédit comme un loft dans un quartier populaire. A contrario les habitants peuvent se sentir chassés d’un quartier qui les a vus naître? Nous avons en effet constaté que les habitants quittent leur quartier d’origine pour trois raisons différentes:
  1. La transformation économique. Par des mécanismes d’augmentation du prix des logements, voire en ayant recours à des procédures d’expulsion, les propriétaires contournent les mécanismes de protection des locataires et ne leur permettent plus, faute de moyens ou de bail, de rester chez eux. Les propriétaires veulent faire plus de bénéfice et cherchent à doubler voire à tripler le prix du mètre carré de leurs biens immobiliers. Dans le jargon technique on appelle cela tirer profit du «rent gap», celui qui existe entre les parties de ville développées et moins développées.
  2. La transformation de l’environnement. Elle est très visible dans un quartier comme celui de Saint-Gervais à Genève, qui abrite beaucoup de logements sociaux de la Ville mais qui voit son paysage urbain changer radicalement. Ce phénomène est lié au fait que les nouveaux habitants, ou dans le cas de Saint-Gervais les consommateurs d’un centre-ville de plus en plus riche, ont des goûts différents et davantage de moyens financiers. C’est ainsi que petit à petit les commerces du quartier se transforment, un bistrot de quartier cède sa place à une épicerie fine ou à une enseigne branchée. Certains habitants se sentent peu à peu rendus étrangers à leur propre quartier et se replient chez eux ou déménagent (s’ils le peuvent). De même, on voit qu’une partie de la population se rend de moins en moins au centre-ville.
  3. Le développement de la tolérance. Vivre dans un quartier ne signifie pas seulement habiter dans un logement, mais aussi s’épanouir dans un contexte. Les nouveaux arrivants vont-ils défendre les intérêts des anciens? C’est là que tout va se jouer et l’on touche à deux sujets sensibles: la tolérance sociale et la solidarité. Un accroissement de la diversité de la population voit souvent naître des conflits qui n’existaient pas auparavant dans le quartier. On observe que les tolérances sociales mutuelles ne sont pas acquises d’office. Les solidarités ont plutôt tendance à se fragiliser.
Est-ce que la gentrification est un phénomène dangereux, comparable à une invasion de sauterelles dévorantes qui ne cherchent qu’à conquérir de nouveaux lieux? Ce concept cherche en effet à mettre un nom sur des processus complexes et problématiques dans l’évolution des villes. C’est un processus plutôt lent, mais il est vrai qu’il menace le droit à la ville des populations les plus précaires, un droit par exemple à la centralité comme aller à son travail à pied ou à vélo, ce que peuvent rechercher les gens avec plus de pouvoir d’achat. S’il aboutit, il peut diminuer les différences sociales, mais aussi marginaliser certaines personnes qui n’arriveraient pas à s’adapter au nouveau paysage social du quartier. En cela ce phénomène reste une réelle menace à l’urbanité et au dynamisme d’une ville faite de différents modes de vie et de revenus. En nivelant les différences, on estompe les rencontres fortuites favorisant les découvertes et l’ouverture de notre imaginaire, on appelle cela la sérendipité, une des qualités fondamentales d’une urbanité qui doit pouvoir contenir les gens dans leur différence. Dans la réalité toutefois, seuls des quartiers comme Soho à Londres ou le Marais à Paris ont connu dans les années soixante et septante un renversement complet de leur population. De fait la gentrification n’a souvent pas suffisamment de puissance pour réussir à déloger tous les habitants. Et c’est une bonne chose. On voit ainsi que, dans East Village à New York, il existe encore de larges pans des lieux qui sont restés pauvres, en friche. Comment une ville ou un quartier peut-il résister à l’invasion d’une nouvelle population plus nantie? Une politique forte en matière de logements sociaux et decontrôle des loyers est une des meilleures garanties pour éviter les excès d’une gentrification absolue. La mobilisation des associations d’habitants est également un facteur important. Ils prennent ainsi plus de poids et réussissent à se faire entendre et à préserver un environnement qui leur convient. On assiste ainsi à une hétérogénéité urbaine croissante. Le quartier du Raval à Barcelone en est un exemple fort. Malgré des processus importants de gentrification, il demeure pour partie populaire avec la présence de la prostitution et d’une scène de la drogue. Est-il possible d’évaluer les conséquences de la gentrification à long terme dans nos villes? Pour éviter le risque d’étouffement, une ville se doit de gérer l’arrivée de ces investissements massifs et la logique de la rentabilité de l’espace qui est au coeur des processus de gentrification. Elle se doit de ménager des espaces non soumis à la loi du profit et de laisser des espaces vides, des respirations dans le paysage urbain. Dans cette perspective, il serait intéressant de prendre le temps d’évaluer dans quelle mesure une ville est soumise aux exigences de la rentabilité, dans quelle mesure elle est capable de faire de la place à des activités moins rentables et d’accueillir des ménages aux revenus plus faibles.
1 décembre 2016
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