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En février 2015, l’organisation Vivre ensemble s’est penchée sur la situation du logement des requérants. Comment expliquer que les cantons peinent à loger les requérants alors que la hausse des demandes d’asile n’a pas tant «explosé» ces dernières années? Extrait d’enquête. Le manque de places d’hébergement pour demandeurs d’asile est une thématique récurrente dans les médias. Depuis juin 2014, le sujet fait chaque mois les gros titres. Et, pour expliquer cette crise du logement, la «hausse des demandes d’asile» est systématiquement invoquée par les autorités et répétée en boucle par les médias. L’ouverture d’abris de protection civile (PCi) est, sauf dans de rares cas, la seule solution envisagée à court terme dans la plupart des cantons romands. Or, à y regarder de plus près, et malgré la situation internationale, ladite hausse n’a de loin pas été si «explosive», si «extraordinaire», en regard des dernières années. Alors, si les cantons peinent à loger les demandeurs d’asile, c’est qu’il y a d’autres raisons. Notamment, et c’est l’objet de notre décryptage, une nette diminution en 2014 du taux de décisions de non-entrée en matière (NEM), et le fait que la majorité des personnes arrivant en Suisse se voient reconnaître un besoin de protection. Autrement dit, qu’elles ont le droit de rester et de s’installer en Suisse au regard du droit d’asile.
Vivre Ensemble n’a cessé d’attirer depuis juin 2014 l’attention des médias sur le fait qu’il est faux de laisser croire que la Suisse a dû faire face à un afflux extraordinaire de demandes d’asile l’an passé. Les chiffres des nouvelles demandes d’asile déposées en Suisse ces quatre dernières années montrent que 2014 a connu une légère hausse par rapport à 2013, mais qu’elle est bien en dessous de 2012.
Sur le long terme, l’évolution est encore plus nette: le nombre de réfugiés accueillis par la Suisse est aujourd’hui nettement inférieur à celui de la période des années 1990, marquées par les conflits en ex-Yougoslavie. Dès lors, il apparaît difficile d’attribuer les difficultés d’hébergement uniquement à la hausse des demandes. D’autres éléments entrent en ligne de compte:
1. Raisons historiques
La gestion des migrations forcées est intrinsèquement liée aux tensions géopolitiques globales. Il est donc attendu que les autorités chargées des migrations prévoient des fluctuations en fonction de la situation internationale.
Après la crise des Balkans, période durant laquelle le nombre de demandes d’asile atteignait 47 000 demandes par année, la Suisse – comme l’Europe – a connu une très forte baisse du nombre de demandes d’asile. Christoph Blocher, à la tête du Département fédéral de justice et police (DFJP), a préféré la présenter comme une conséquence des tours de vis législatifs à son actif, soit essentiellement structurelle. Sous son impulsion, le Conseil fédéral a décrété que les ressources allouées au domaine de l’asile seraient dorénavant calculées sur la base de 10 000 demandes par année; et contraint les cantons à supprimer leurs réserves de lits en réduisant les forfaits cantonaux pour l’hébergement et l’encadrement des demandeurs d’asile.
Pour absorber les «dépassements» des 10 000 demandes, un accord avec le Département militaire fédéral (DDPS) avait été passé. Mais l’accord et les mesures du chef du DDPS sont vite inapplicables: «Début 2008, il s’est avéré que la Confédération ne disposait pas des structures nécessaires.»
Incapable d’assurer l’hébergement supplémentaire promis, «Berne revient sur sa décision et la totalité des requérants doit de nouveau être accueillie par les cantons», expliquait Bertrand Levrat, ancien directeur de l’Hospice général. Mais, comme à Genève, les cantons ont entre-temps «résilié des locaux habituellement mis en réserve pour les temps de crise».
2. Marché du logement
Nous sommes en 2015. L’évolution des demandes d’asile montre que, dès 2008, le nombre de demandes d’asile est supérieur à 15 000 demandes et dépasse depuis quatre ans les 20 000 demandes d’asile. Les cantons, chargés selon une clé de répartition d’héberger les demandeurs d’asile, auraient ainsi théoriquement eu le temps de se réadapter. Pourquoi ne l’ont-ils pas fait?
La situation plus ou moins tendue du marché du logement dans les différents cantons peut en partie expliquer la difficulté ou non de le faire. Ainsi, les cantons du Jura et du Valais n’ont pas connu les mêmes problèmes que Genève ou Vaud en proie à une crise du logement, le premier étant en outre limité en termes de surfaces constructibles disponibles. Mais des raisons politiques et stratégiques président également à ce que l’on pourrait aussi qualifier d’attentisme. A Genève, des résiliations de baux d’appartements non contestées par l’Hospice général et des structures collectives fermées ont rendu la situation encore plus tendue. Même les personnes ayant obtenu un statut et travaillant n’arrivent pas à sortir des foyers pour faire la place aux nouveaux arrivants.
3. Banalisation du recours aux abris PCi
L’ouverture d’abris PCi, précaires et non adaptés à des séjours de longue durée, est présentée comme la seule solution pour pallier la sous-dotation par les autorités cantonales. Avec huit bunkers reconvertis et d’autres prévus à cet effet, Vaud reste le canton qui a le plus recours à cette «solution». Genève a récemment rouvert un deuxième abri. Fribourg, Neuchâtel et Berne – qui ne connaissent pourtant pas de réelle crise du logement – en ont ouvert respectivement un, deux et cinq! Cette façon de présenter la réalité est largement surfaite. Le recours aux abris PCi a été utilisé par certains cantons dès 2004 comme instrument de contrainte pour les personnes mises au régime de l’aide d’urgence en vue de les inciter à partir: «La Suisse se ferme et loge les requérants d’asile de manière toujours plus précaire, histoire de les dégoûter de rester ici.» Une pratique qui s’est peu à peu étendue à d’autres populations – réfugiés présumés «suspectés» Dublin – malgré ses effets négatifs: les vécus sont accentués par les situations de stress qui résultent de la vie en sous-sol. De plus, la vie en sous-sol provoque une perte de la réalité jour-nuit.
En février 2014, alors que le nombre de demandes d’asile avait baissé de 25% et le nombre de départs augmenté de 30%, Vaud comptait encore sept abris antiatomiques ouverts pour héberger des demandeurs d’asile. C’est dire si les abris PCi se banalisent et font partie intégrante de la politique d’hébergement de certains cantons.
4. Fluctuation des décisions NEM
L’immobilisme des cantons dans la recherche de solutions pourrait aussi être lié à une spéculation sur la proportion de décisions de non-entrée en matière (NEM), en forte augmentation dès 2008 avec l’entrée de la Suisse dans le système Dublin.Les personnes frappées d’une décision NEM étant dans l’obligation de «quitter le territoire suisse dans les plus brefs délais», les autorités cantonales les «logent» dans les abris PCi, estimant qu’elles «n’y séjourneront que pour de courtes périodes, le temps de régler les formalités pour leur départ en collaboration avec le Service de la population». En réalité, les séjours dans les abris PCi se pérennisent. Et l’automaticité des renvois Dublin se heurte à l’hétérogénéité des systèmes d’asile dans les autres Etats membres. On l’a vu avec la Grèce, pays vers lequel les renvois Dublin ne sont théoriquement plus possibles depuis 2011. Ainsi, si la proportion de décisions de NEM touche entre 40 et 50% des demandes traitées en première instance depuis 2008 – date de l’entrée de la Suisse dans Schengen/Dublin – le taux a fortement chuté en 2014, pour atteindre 21,6% des cas réglés. La suppression de nombreux motifs de décisions de non-entrée en matière (hors Dublin) en février 2014 ne compte statistiquement que peu dans cette baisse (–6% environ selon nos calculs). Selon l’ODM, des «difficultés» avec l’Italie dans l’application du règlement Dublin ont conduit la Suisse à devoir reprendre en procédure interne quelque 3000 demandes.
5. Reconnaissance du besoin de protection
Autre gros changement en 2014: le taux de reconnaissance du besoin de protection après examen des motifs d’asile est en forte augmentation. En excluant de notre calcul les décisions de NEM, nous observons que le taux de reconnaissance du besoin de protection, avec l’octroi du statut de réfugié ou d’une admission provisoire, se situe, en moyenne depuis 2008, autour de 65%. En 2012, ce taux a drastiquement diminué (54,2%) mais a fortement augmenté en 2014, atteignant 76,2%. Un taux d’acceptation plus élevé, couplé à une diminution des décisions NEM, signifie davantage de personnes susceptibles de rester sur le territoire suisse, et à héberger. L’un dans l’autre, 58% du total des demandes traitées en 2014 – y compris les décisions de non-entrée en matière – ont abouti à une protection. Contre 30% en 2013.
Conclusion
Le manque de logements ne serait pas à attribuer prioritairement à une (relative) hausse des demandes d’asile, mais à des décisions structurelles (mauvaises prévisions sur le nombre de nouvelles demandes d’asile) et à des situations conjoncturelles (fluctuation du taux d’acceptation des demandes et des décisions NEM). Mais alors pourquoi ne pas simplement le dire? Au lieu d’agiter le spectre de l’invasion, il serait peut-être temps de dire haut et fort que la plupart des personnes arrivées en Suisse et demandant une protection l’obtiennent lorsqu’on examine leurs motifs d’asile. En leur accordant le droit de rester, la Suisse a le devoir de leur assurer un accueil digne pour leur permettre de se reconstruire et de s’intégrer. Un accueil digne qui passe également par un logement décent, et certainement pas par l’ouverture de places dans des abris PCi, qui causent «d’importantes dégradations de la personnalité des personnes qui y sont logées et même de leur santé, d’isolement social extrême et de graves atteintes à leur autonomie notamment économique».
Instabilités politiques en Europe
Les guerres et les instabilités politiques sévissant dans les pays entourant l’Europe ou en Erythrée ne semblent, hélas, pas près de se terminer sur le court terme. Des réfugiés présumés arriveront à franchir la forteresse Europe pour trouver refuge dans les pays du Vieux-Continent, Suisse comprise. Des personnes qu’il faudra accueillir avec dignité. Pourquoi «le message passe mal? C’est le prix qu’on paie d’une stigmatisation à outrance, qui dépeint les requérants comme des gens dont il faut se méfier», rappelle Jean-Noël Wetterwald, délégué du HCR pendant trente ans. Une stigmatisation qui, lorsqu’il s’agira d’ouvrir de nouveaux centres d’hébergement pour requérants d’asile, n’en favorisera aucunement l’acceptation par les habitants.
34 000 requêtes estimées
Le manque d’anticipation des autorités fédérales et cantonales depuis 2008 et la mollesse dans la recherche de solutions se font d’autant plus cruellement sentir que 2015 connaît une recrudescence des demandes de protection, qui devraient atteindre les 34 000 requêtes à la fin de l’année.
Depuis la publication de cette enquête, de nombreux abris de protection civile ont encore été ouverts en Suisse romande, malgré l’opposition grandissante des personnes concernées. La visibilité politique donnée à cette réalité par les habitants eux-mêmes, relayés par les associations de terrain et la société civile, conjuguée à l’émotion suscitée par la réalité humaine de la crise migratoire en septembre 2015, a conduit à de nombreux mouvements de solidarité d’habitants aux abords de ces structures.
«La loi sur l’asile n’a fait que créer des catégories de migrants et a oublié que ce sont des humains»
«Ce qui m’émerveille, c’est cet élan d’intérêt et de sympathie que je remarque depuis quelque temps en faveur des requérants d’asile dans notre pays. Nous avons régulièrement des demandes de stages de la part de jeunes qui veulent se rendre utiles ou de civilistes. Et, à Versoix et Chêne-Bourg, les habitants ont commencé à se mobiliser pour les requérants de leur quartier, en leur cherchant notamment un lieu où ils peuvent cuisiner eux-mêmes. Je me sens portée de plus en plus par ce genre d’actions, constate Nicole Andreetta, aumônière depuis onze ans à l’Agora, l’aumônerie genevoise oecuménique auprès des requérants d’asile et des réfugiés, qui occupe des locaux au Centre de requérants d’asile des Tattes à Vernier (GE). Quelle autre personne pouvait être plus indiquée pour raconter le quotidien de ces migrants à la recherche chez nous d’une terre d’asile. Pas évident.
«Mes deux grands-pères sont venus en Suisse en tant que travailleurs émigrés de l’entredeux- guerre. Ils ont obtenu la nationalité suisse bien avant les initiatives Schwarzenbach. Un de mes grands-pères est devenu adjoint du maire de Plan-les- Ouates, l’autre a fondé un club de foot et jouait dans une troupe de théâtre. Le thème de la migration m’a toujours interpellée. Mon mari est d’ailleurs né en Italie avant de s’installer en Suisse.» Le travail de Nicole Andreetta auprès des requérants d’asile lui donne un bon point d’observation de la situation actuelle.
«Depuis vingt ans, la loi sur l’asile n’a fait que créer des catégories et des sous-catégories de migrants en oubliant que ce sont des humains. Il y a les Nem pour non-entrée en matière, puis les NEM-Dublin, et maintenant on parle de N-Dublin ce qui signifie dans le langage administratif «suspecté d’être un NEMDublin ». Comme si le fait d’être dans la procédure Dublin signifiait que l’on n’a pas besoin de protection. Ce n’est pas correct, ces personnes ne sont tout simplement pas dans le pays qui va pouvoir traiter leur demande d’asile. Ce langage n’est pas évident à comprendre et donne l’impression que seuls quelques élus vont pouvoir obtenir le statut de réfugiés. Cette manière de faire crée des règlements supplémentaires, des directives. Par exemple, le soutien apporté par les assistants sociaux devient très limité pour les personnes déboutées de l’asile. Ils n’ont pas les moyens de faire grand-chose pour ces personnes-là, ils ne peuvent pas s’en occuper. Alors des familles entières se retrouvent livrées à elles-mêmes sans plus de repères.
«Durant des mois, des années, coincées dans un espace administratif, ces familles attendent d’obtenir une autorisation de travail ou au moins une régularisation. A cause de la crise du logement, les célibataires sont logés dans des abris de la protection civile. Si leur séjour se prolonge au-delà de deux ou trois mois, ces lieux sans fenêtres deviennent néfastes pour ces jeunes hommes, qui n’ont plus la force de se projeter dans l’avenir. Bien sûr, ils sont nourris et logés, mais, dans ce contexte- là, ce n’est pas suffisant car cette forme de logement sous terre accentue leur sentiment d’exclusion. On parle depuis un certain temps de cet immeuble de containers à la Praille. Il y a des progrès, sans doute que les locaux seront bien construits, mais comment la vie va-t-elle s’organiser? Il semble que ces lieux seront réservés aux mineurs non accompagnés, mais y aurat- il assez de travailleurs sociaux pour leur expliquer les procédures et comment on vit dans ce genre de communautés forcées? Y aura-t-il assez de douches, de toilettes, d’espaces pour se rencontrer? Je connais un foyer où vit une soixantaines d’hommes. Ils sont entassés dans des dortoirs et le réfectoire ne peut en accueillir qu’une vingtaine. Vous imaginez la cohue.
«Encore une fois, le logement des requérants est important mais les conditions dans lesquelles ils vivent le sont tout autant. Ces personnes- là ont besoin d’une attention particulière, d’une présence bienveillante. Dans notre travail au quotidien, nous essayons de créer des liens par une présence amicale et bienveillante. Par exemple, tous les mardis matin je me rends à l’association Partage pour prendre des couches que je vais ensuite distribuer aux mamans des enfants en bas âge. Les requérants reboutés n’ont souvent plus la notion des jours qui passent. Seuls leurs enfants qui sont scolarisés leur donnent un rythme. Ils ont surtout cette impression de ne pas valoir grandchose. »