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Lors de la dernière assemblée générale de l’ASLOCA Suisse, qui se tenait en novembre 2018 à Bienne, nous avions invité les représentants de l’International Union of Tenants (IUT), c’est-à-dire l’Association internationale des locataires, basée à Stockholm. Nous voulions faire le point sur les luttes menées par les locataires européens. Au cours de la séance de travail qui suivit l’assemblée, nous fûmes informés d’un récent arrêt du Tribunal de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) en matière de politique publique du logement.
Cet arrêt1, tombé deux jours avant notre assemblée générale, agitait fortement la délégation de l’IUT. Et pour cause, puisque la CJUE confirmait une définition restrictive de la notion de logement social du droit européen et annulait ainsi une politique publique des Pays-Bas qui, en s’adressant à un trop large segment de la population, violait les principes de l’interdiction des aides d’Etat. L’UIT affichait une grande préoccupation car cet arrêt allait remettre en cause de multiples politiques publiques dans les Etats membres. Cette préoccupation nous fut confirmée en mars 2019 par une délégation allemande du Bade-Wurtemberg de personnes œuvrant dans le domaine du logement social. Celle-ci nous précisait qu’avant même cet arrêt de la CJUE, en raison de la réglementation sur les aides d’Etat dans le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, les politiques publiques en matière de logement se limitaient aux plus défavorisés de la société avec un abandon du soutien aux coopératives.
Débat en cours en Suisse
Ces informations nous parvenaient en plein débat sur la nécessité ou non pour le Conseil fédéral de parapher le projet d’accord-cadre entre la Suisse et l’Union européenne. Bien que la discussion publique portât essentiellement sur les mesures d’accompagnement sur le marché du travail, nous nous intéressâmes à la question des aides d’Etat dès lors que le projet d’accord-cadre reprenait la teneur exacte du dispositif européen sur les aides d’Etat avec le principe de leur interdiction, sauf exception, dont celle des mesures sociales. Nous nous sommes adressés à un éminent expert en matière de droit européen, Nicolas Levrat, professeur de droit européen au Global Studies Institute, de l’Université de Genève, pour disposer d’un avis de droit et prendre une position fondée. L’avis de droit a de quoi préoccuper. Certes, en cas d’entrée en force de l’accord-cadre, il n’y aurait aucune répercussion immédiate. Toutefois, il apparaît que, lors de la signature du nouvel accord de libre-échange évoqué dans l’accord-cadre, lequel devrait couvrir également la protection des investissements européens en Suisse, comme les investissements suisses dans l’Union européenne, il y aurait un risque important que les politiques publiques en faveur du logement puissent être impactées par les règles européennes sur les aides d’Etat et leur interprétation par la CJUE et les tribunaux suisses.
Risque élevé pour la politique mise en place en Suisse
Le risque existe que le Fonds de roulement en faveur du logement d’utilité publique, dernier instrument de financement du logement d’utilité publique construit par les coopératives, les fondations et les associations sans but lucratif, devienne contraire au droit et qu’il doive être abrogé. De même, toutes les politiques publiques de mise à disposition de terrains ou de subventionnement en faveur du logement par les autorités cantonales et municipales deviendraient contraires au droit si elles ne concernent pas exclusivement les plus pauvres. La promotion des coopératives d’habitation et d’habitants serait mise à mal. Les investisseurs privés en tireraient un avantage immédiat, dès lors qu’ils pourraient contester ces politiques publiques directement devant les tribunaux suisses ou agir de manière à ce que le Comité mixte Suisse–Union européenne soit saisi de ces politiques publiques du logement.
L’ASLOCA monte au front
Dans ce contexte, l’ASLOCA Suisse, bien que non sollicitée par le Département fédéral des affaires étrangères, a pris position dans le cadre de la consultation ouverte sur l’accord-cadre. En effet, nous estimons indispensable que la Suisse obtienne des garanties de non-remise en cause des politiques municipales, cantonales et fédérales en faveur du logement et le cas échéant renégocie avec l’Union européenne l’accord-cadre de manière à exclure des règles sur les aides d’Etat en matière de logement.
C’est une revendication forte, mais il en va de toutes les mesures et les politiques publiques de toute la Suisse en faveur du logement, du logement d’utilité publique et de soutien aux coopératives d’habitants. Si, dans ce débat sur l’accord-cadre, les syndicats ne peuvent lâcher les salariés, l’ASLOCA Suisse ne peut lâcher les locataires! Les garanties claires et fermes sont indispensables!
Carlo Sommaruga, Président ASLOCA Suisse
1 CJUE, n°T-202/10, arrêt du Tribunal, Stichting Woonlinie e.a. contre Commission européenne, 15 novembre 2018